Nicxon Digacin

Et si nous mangions la gourde ?

Gourde« Si tu as soif ou si tu meurs de faim, ne compte pas sur une gourde pour te sauver la vie ». Cette phrase ressemble un peu à la citation de l’écrivain français, Noctuel (1871-1945), qui disait : « Quand on a soif d’amour, il ne faut pas nécessairement se précipiter sur une gourde ». La gourde dont parle Noctuel dans sa citation et celle évoquée dans ma phrase n’ont pas la même définition. Moi, je fais allusion à la monnaie de mon pays, la gourde, unité monétaire officielle d’Haïti. J’ajoute « unité monétaire officielle » parce qu’il y en a une autre qui ne l’est pas, le « dollar haïtien » .

En Haïti, le salaire est payé en gourde. Mais quand tu vas au restaurant ou au supermarché, les prix sont soit en dollars américains soit en dollars haïtiens. Mais la monnaie qui a vraiment de la valeur ici c’est le dollar américain, le « billet vert » comme nous l’appelons affectueusement. Si tu veux impressionner quelqu’un, exhibe quelques billets verts… L’euro, ce ne sera pas aussi efficace, car ce dernier n’est pas très familier chez nous, même si en réalité un euro vaut plus qu’un dollar américain.

Dollar haïtien ! Mais c’est quoi ce cirque ?

Officiellement, le « dollar haïtien » n’existe pas. L’histoire relate que l’on a commencé à utiliser le terme dollar pour parler de la monnaie haïtienne dans les années 1920, sous l’occupation américaine. A cette époque, le dollar américain se changeait au taux de 5 gourdes ; donner un billet de 5 gourdes à quelqu’un équivalait à lui donner un billet d’un dollar américain. Ainsi, le terme dollar est resté dans le langage haïtien pour signifier un montant de 5 gourdes. Sauf que, entre-temps, les choses ont changé. Un dollar américain vaut actuellement 45 gourdes. Mais nous continuons à appeler dollar toute somme de 5 gourdes.

La gourde est tellement dévaluée par rapport au dollar US que les Haïtiens préfèrent, de plus en plus, utiliser le terme « dollar haïtien » au lieu de parler de la gourde. Dans beaucoup de restaurants, hôtels et supermarchés du pays, où l’on ne veut pas afficher les prix en dollars américains, on les affiche en dollars haïtiens. Cette stratégie a deux avantages. Premièrement, elle donne la fausse impression que l’argent qu’on a en poche n’est pas si inférieur au billet vert. Penser que 1000 dollars US valent 9000 dollars haïtiens est plus valorisant que d’affronter l’évidence que 1000 dollars US valent 45 000 gourdes. Deuxièmement, elle permet au commerçant de donner aux clients l’impression que le prix du produit n’est pas si exorbitant. Au lieu de dire que le plat de riz est à 250 gourdes, le restaurateur te dira que cela coûte 50 « dollars haïtiens ». En effet, 50 sonne moins fort que 250.

Mon inquiétude, ce n’est pas le fait d’utiliser l’expression « dollar haïtien » ou la gourde, mais c’est plutôt l’effet catastrophique du rapport gourde/dollar américain sur le coût de la vie. Il y a quelques mois, j’ai constaté que mon salaire ne répondait plus à mes dépenses alors que je ne fais pas plus d’achats que d’habitude. Au contraire, j’ai même réduit ma liste de courses et mon salaire n’arrive toujours pas à couvrir mes dépenses. Pourquoi ? Bien sûr, parce qu’il me faut plus de gourdes pour acheter un  dollar américain. Mon salaire diminue au rythme que se déprécie la gourde par rapport au « billet vert ». Quelqu’un qui gagnait 15000 gourdes soit 3000 dollars haïtiens, en janvier 2014, gagnait l’équivalent de 350 USD. Avec ce même salaire de quinze mille 15 000 gourdes, la personne gagne aujourd’hui l’équivalent de 330 USD. C’est ainsi que la montée du dollar américain agit automatiquement sur les prix des produits, car les produits que nous consommons, dans la majeure partie, sont importés et, par conséquent, achetés en dollars US.

Comment survivre avec des gourdes sans valeur?

La gourde face au dollar américainLa première option, à mon avis, serait que les employeurs augmentent les salaires proportionnellement à la montée du dollar américain face à la gourde. Hahahaa ! Je dois être sur une autre planète pour imaginer cette possibilité, car avec une telle proposition, il faudrait revoir les salaires tous les mois. Deuxième option, consommons les produits locaux. Mais non, il n’existe plus de produits locaux haïtiens. Tout est importé. Et le très peu que nous produisons se vend au triple plus cher que ce que nous importons. Enfin ! J’ai trouvé une dernière option plus réaliste et plus simple que les deux premières : cuisinons littéralement nos gourdes. Énigme résolue ! Imaginons, avec un salaire mensuel de 15 000 gourdes, nous pouvons faire bouillir 500 billets de gourde par jour. Il nous faudrait juste un peu d’eau et de sel. Puis, bang, toute la famille mangerait aisément.

Oups ! Je commence à perdre la tête. Pardonnez-moi, je ne suis pas fou. Je cherche simplement à trouver le moyen de survivre dans un pays où même la survie est un luxe.


Et le bébé docteur ne nous fera plus peur

Jean-Claude et son feu père. Ils font peur. L’unique fils de l’homme tout-puissant d’Haïti des années 60, nommé président à vie alors qu’il n’avait que 19 ans, l’un des plus jeunes chefs d’Etat qu’a connu le monde. Jean-Claude Duvalier, surnommé Baby Doc, aura passé sa vie entre honneur, puissance et démesure. Son père, avant de trépasser, lui avait légué 27 750 km2 de terre et de mer. Haïti lui appartenait. Le peuple, la faune et la flore, tout était à lui. Il pouvait tout faire. Exterminer qui il veut, protéger qui il veut, enrichir qui il veut, appauvrir qui il veut. Les échos de son pouvoir oppressif retentissaient dans les moindres recoins de la petite République.

A la chute de son empire, en 1986, un autre groupe accapare le pays. Haïti n’était plus la propriété d’un seul homme tout-puissant. Elle était devenue la proie de petits clans qui s’entredéchiraient pour avoir le monopole des exploitations de toutes sortes. Entre temps, Baby Doc entamait un long périple qui aura duré 25 ans en France. En janvier 2011, il revient à Port-au-au-Prince. Toujours entre honneur, puissance et démesure. Acclamé par une foule en liesse qui est allée l’accueillir à l’aéroport. Intouchable, en dépit des lourdes accusations qui pesaient contre lui. Il a continué à faire la fête sous les yeux des milliers de gens que son régime a torturés. Comme si le pays lui a toujours appartenu et lui appartiendra toujours.

La mort, ce 4 octobre 2014, a décidé que cet ancien dictateur président à vie parte à vie. Il est mort. Il n’est plus une menace pour ceux qui l’ont toujours redouté. En effet, même s’il était devenu inoffensif depuis son départ du pouvoir, Jean-Claude Duvalier recommençait à faire peur à son retour au pays en 2011. La liberté effrontée avec laquelle il vaquait à ses activités et la place prestigieuse qui lui était toujours réservée par le gouvernement actuel, lors des grandes cérémonies, représentaient une humiliation et une provocation pour la mémoire des familles exterminées sous son régime. Il faisait d’autant plus peur qu’il gagnait du terrain en popularité dans les sondages politiques. Il était même pressenti comme candidat aux prochaines élections présidentielles.

L’annonce de sa mort a provoqué un double choc. Un choc pour ses adeptes qui cherchaient à le ramener au devant de la scène politique. Un choc pour les victimes qui exigeaient justice et réparation. Jean-Claude Duvalier est mort. Il n’est plus possible qu’il redevienne président d’Haïti. Il n’est plus possible, non plus, qu’il soit jugé et condamné par un tribunal haïtien pour les torts que lui et son équipe ont causé à Haïti.

Mais, par-dessus tout, quelle leçon Haïti a-t-il retenu du passage des Duvalier qui ont atrophié l’histoire haïtienne pendant près de 30 ans ? 30 ans, c’est le temps qu’il a fallu à des pays comme le Canada, la Chine, le Brésil pour se développer et offrir des conditions de vie digne à leurs citoyens. 30 ans, c’est ce qu’il nous a fallu, nous autres haïtiens, pour permettre à un homme et à sa progéniture de devenir riche et puissant.


Le calvaire d’un patient ordinaire

Une sensation de fièvre. Une douleur à la main gauche avec une démangeaison aiguë au niveau du doigt majeur. Je crains d’être déjà sous les griffes de la chikungunya. Je me dépêche de quitter le bureau pour rentrer chez moi. Sur la route, je m’arrête à une pharmacie pour m’acheter du paracétamol. On dit que c’est très efficace contre cette fièvre qui fait rage au pays ces derniers temps. La pharmacienne m’annonce que le paquet se vend à 35 gourdes*. Stupéfait, je lui rappelle qu’il y a 2 jours j’en ai acheté à sa pharmacie et elle me faisait payer le paquet à 25 gourdes. Elle s’est contentée de me répondre que c’est le nouveau prix, à prendre ou à laisser.

Ici, chaque épidémie est une aubaine pour amasser de l’argent sur la souffrance des autres. On se concentre sur les petits avantages, les petits bénéfices que l’on va tirer pour soi-même. Après chaque période d’épidémie ou de catastrophe naturelle que connait le pays, les plus riches deviennent plus riches et les plus pauvres plongent davantage dans la pauvreté.

Bref. Ne nous arrêtons pas sur ces détails. Mon histoire est loin de se terminer. Comme je vous le racontais, j’ai acheté mes paracétamol à 35 gourdes. Mais ils ne se sont pas révélés efficaces cette fois. Je passe le reste de l’après-midi à souffrir. Maux de tête, fièvre, douleur au bras. Une nuit blanche…….

Le lendemain, ma mère, choquée par mes gémissements, me prépare une tisane. Sa tisane, une composition médicamenteuse presque magique tant elle a l’habitude de calmer rapidement les douleurs, n’a pas su me soulager. Dans ma tête, il ne reste plus qu’une option : aller à l’hôpital. Je vérifie mes poches. Je n’ai que 750 gourdes. Je passe en revue les feuilles plaquées sur le mur à coté de mon lit. Il y a l’adresse d’un hôpital pas trop loin de chez moi qui accepte en paiement la carte d’assurance maladie. Cela tombe bien, vu que je suis détenteur d’une carte d’assurance que je n’ai jamais eu l’occasion d’utiliser. J’y vais. Un médecin me reçoit. Il m’ausculte et m’explique que ma douleur au bras est due à un panaris. Il m’envoie faire des examens de laboratoire et me prescrit des médicaments.

Ma prescription en main, je passe d’abord à la pharmacie interne de l’hôpital. Ils n’ont pas les médicaments. Je m’en vais à une autre pharmacie. Ils les ont, le tout coute 815 gourdes. Il ne me reste que 250 gourdes en poche. Je demande de payer avec ma carte de crédit. Ils ne prennent pas de carte de crédit. Quelques mètres plus loin, j’aperçois l’enseigne d’une autre pharmacie. J’y vais. Je trouve tous mes médicaments pour 780 gourdes. Intrigué par la différence de prix,-je ne m’y attendais pas,-je décide d’aller voir ailleurs. Dans un bâtiment juste à coté, il y a une autre pharmacie. Là aussi, ils ont tous mes médicaments, le tout coûte 800 gourdes. Dans toutes ces pharmacies, on n’accepte ni de carte de crédit ni de carte d’assurance. Je retourne chez moi bredouille….

Ici, tu ne sauras jamais quand tu as payé quelque chose au prix normal. Tu auras beau arpenter des boutiques et trouver des prix moins chers que d’autres mais tu ne sauras jamais le bon prix. Les prix ne suivent aucune règle, aucun contrôle des autorités même dans un domaine aussi important que la santé. Et si tu veux acheter, il faut absolument que tu aies du cash. Oui, ici, c’est du cash ou rien. Mais pour avoir ce cash, il faut être en bonne santé pour passer des heures debout à faire la queue à la banque ou être assez chanceux pour tomber sur une caisse automatique qui n’est pas défectueuse. Là encore, il faut être client de l’unique banque qui dispose de quelques caisses automatiques dans le pays.

Revenons à ma péripétie…. Je me débrouille pour trouver du cash. Je me fais acheter les médicaments. Je suis les conseils du médecin. Malgré tout la douleur ne s’arrête pas. Elle s’envenime. Ne pouvant pas dormir, je téléphone au service d’urgence de l’hôpital au milieu de la nuit. On m’informe qu’il n’y a aucun médecin disponible à cette heure et qu’il faut attendre demain. J’attends. Je souffre. Je gémis.….. L’une des plus longues nuits de ma vie.

Le lendemain au petit jour, je me pointe à l’hôpital. Je demande à voir un médecin en urgence. La secrétaire m’annonce qu’il n’y a qu’un médecin disponible pour tous les cas, les autres étant malades de la Chikungunya. Elle me fait m’asseoir dans une petite salle et me promet de me faire signe dès que le médecin sera disponible.

Les minutes devenaient lourdes et interminables. Avec une douleur insupportable, on n’a plus la notion du temps. La démangeaison paralyse presque mon bras. Mon souffle s’affaiblit, les battements de mon cœur s’accélèrent. Je transpire. Je m’allonge, tel un trépassant, sur deux chaises dans la salle. J’imagine les cris de mes parents à l’annonce de ma mort suite à une simple douleur au bras. J’imagine l’étonnement de mes amis qui trouveront bizarre que je m’en suis allé si vite, les commentaires de mes collègues de travail qui s’étonneront de n’avoir pas su que j’étais malade. Je me sens m’en aller tranquillement…. Brusquement, j’entends une voix parler dans la salle. Je reconnais la voix. J’ouvre les yeux. C’est une ancienne connaissance. Il m’a reconnu. D’une accolade chaleureuse, il me salue. Je ne savais pas qu’il était le directeur de l’hôpital ! Soulagement. Il me prend en charge. Tout à coup, toutes les infirmières sont à mon chevet. J’étais invisible et anonyme dans la salle, au bord du trépas. Maintenant, tout le monde me prête de l’attention. Je suis traité en VIP. En quelques minutes, mon doigt est opéré… Ma souffrance allégée…. J’aurais passé une journée à gémir dans la salle d’attente, n’était cette personne qui m’a reconnu.

Nos hôpitaux sont caractérisés par l’insouciance et le mépris à l’égard des patients. La vie n’est plus une priorité. Le sens du « Servir » n’existe plus. Dans les couloirs des hôpitaux, les jeunes médecins et les infirmières, vêtus orgueilleusement de leurs toges, pavanent comme des stars. Ils prêtent plus d’attention aux compliments sur leur tenue qu’à la détresse sur le visage des patients. Leurs va-et-vient ne sont pas pour régler des urgences mais pour se faire voir en attendant que les huit heures s’écoulent. A l’hôpital et dans toutes les institutions de service du pays, la lenteur des actions et le piétinement des étiques font le fardeau des consommateurs. Des gens qui sont payés pour donner du service attendent d’être suppliés ou soudoyés pour offrir convenablement le service. Crois-moi, tu seras fier d’être Haïtien jusqu’au jour où tu as besoin d’avoir un service à temps et dans de bonnes conditions. Nous sommes paresseux, hautins et médiocres. Quand ce n’est pas la compétence qui nous fait défaut, c’est la négligence qui nous fait la peau. Combien de gens sont morts parce que des médecins ou des infirmières ont été négligents à leur égard ? Combien de personnes sont morts parce le prix de certains médicaments ont subitement augmenté à cause de ceux qui veulent profiter d’une épidémie ? Combien sont morts parce qu’ils n’avaient qu’une carte de crédit ou une carte d’assurance à leur portée pour acheter des médicaments en urgence ? Combien sont morts le temps qu’on arrive à passer la ligne pour récupérer un peu de cash à la Banque ? Combien de gens sont morts parce qu’ils n’avaient personne pour leur faire bénéficier d’un service VIP à l’hôpital ? Combien d’autres vont mourir parce que nous acceptons n’importe quoi sans oser lever le petit doigt pour exiger mieux?


*La gourde est la monnaie nationale d’Haiti. A la publication de cet article, 1 USD  vaut 45.027 gourdes et 1 EUR vaut 57.197 gourdes. 

N.B. Ce texte relate une aventure vécue par son auteur, Nicxon Digacin. Il a été publié au journal Le Nouvelliste en juin 2014. 


Bienvenue dans ma tanière !

Bonjour !

Si vous suivez les actualités de mon pays, Haïti, vous n’avez peut-être pas besoin que je vous raconte ce qui s’y passe. Mais peut-être que oui, vous en avez besoin, probablement. Car ce que je vis n’est souvent pas ce qui vous parvient via le net, la télé et les journaux.

Plus de 200 ans après son indépendance, ma terre n’est que dégringolades, dérives, tourments et misères de toutes sortes. Le pire est que, outre les excès de colère de la nature avec ses ouragans, ses épidémies et ses tremblements de terre, la plupart des tribulations que connaît mon pays sont concoctées pas ses propres enfants. Avides de pouvoir et de luxure, ceux qui ont eu la noble mission de conduire Haïti à bon port n’ont fait que la dépouiller.

Dans ce pays où chacun a l’air de parler sa propre langue et personne ne comprend personne, on se sent comme des bêtes au cœur d’une jungle. Pour chaque Haïtien ne faisant pas partie du petit clan de ceux qui ont accès à toutes les richesses du pays, Haïti est un transit, un purgatoire en attendant d’être admis au paradis qui est soit le Canada soit les Etats-Unis soit n’importe quel autre pays où le manger et le boire ne sont pas un luxe. Nous voulons tous, nous les 90 % de la population qui sont privés de tout, trouver une terre qui nous accueillerait et nous traiterait comme des êtres humains. Nous voulons tous fuir, partir nous réfugier ailleurs.

Moi, au milieu de la jungle, j’ai trouvé une tanière : ma plume. Elle m’aide à évacuer la frustration et le désespoir qui engorgent mes veines. Ma plume, c’est mon refuge. Elle m’aide à disparaître quand ça va trop mal dans les alentours. Son encre est de sang. Elle ne crache que des mots de douleurs.

Alors, cher/chère ami/e, si vous cherchez à voir les belles plages et les belles zones touristiques d’Haïti, vous ne les trouverez pas sur mon blog. En fait, je ne les connais pas. Les gens de ma classe ne les connaissent pas. Mais si vous cherchez à connaître la vie de ceux qui vivent en dessous de la survie, oui, mon blog est là pour ça.

Bienvenue dans ma tanière !