Avoir 29 ans en Haïti
Aujourd’hui, j’ai 29 ans. « C’est très peu. Il te reste encore beaucoup de choses à vivre », me diraient certains. Oui, j’avoue que ce n’est pas un très vieil âge. Mais avoir 29 ans en Haïti, c’est comme avoir marché dans la vallée de la mort pendant de longues années sans encore y laisser sa peau.
De catastrophes naturelles à tourbillons politiques, je suis un rescapé multiplement récidivé. Héritier d’une malédiction parfaitement structurée qui ronge ma terre, à l’instar de tous mes frères dont les parents n’ont aucun embranchement avec l’oligarchie en place, la vie ne m’a jamais ménagé. Elle n’a jamais hésité à me fouetter, me pincer, voire me mordre jusqu’aux os. Mon corps en garde les cicatrices. Mon âme en porte certaines blessures béantes. Chacune d’elles est la marque des guerres que j’ai livrées tantôt pour rester en vie tantôt pour essayer d’améliorer ma vie.
En 29 ans, j’ai vu mes frères s’émouvoir sans arrêt, sans jamais atteindre la bonne humeur. J’ai vu des gens désespérés s’ériger en libérateur des pauvres, puis s’enrichir et partir vivre dans le luxe derrière de géants murs barbelés. J’ai vu un peuple naïf et émotif se confier à des hommes cyniques. J’ai vu un pays qui se cherche en tâtonnant entre le déclin de son glorieux passé et son avenir toujours indécis.
En 29 ans, j’ai vu des choses changer, mais changer pour s’empirer. J’ai vu disparaître les forêts, les rivières et les oiseaux qui ont égayé mon enfance. J’ai vu de belles plages transformées en dépotoirs. J’ai vu de belles avenues changées en marchés publics. J’ai vu s’évaporer la convivialité, la solidarité et la confiance. J’ai vu un peuple vaillant s’agenouiller pour quémander son pain à tout venant. J’ai vu une jeunesse florissante sombrer dans la dépravation et la paresse.
En 29 ans, j’ai traversé les strates de mon pays d’une extrémité à l’autre, des très riches aux trop pauvres. J’ai vécu dans la crasse la plus infâme et côtoyé des gens de la très haute société. J’ai entendu, j’ai vu, j’ai vécu des choses. Beaucoup de choses. Les unes plus révoltantes que les autres. J’ai été victime du clanisme ; parfois stigmatisé, humilié, exploité, refoulé, incompris……
Mais, par-dessus tout, en 29 ans, je porte en moi un amour indicible et intact pour cette terre qui m’a enfanté. Terre mal aimée, terre généreuse, terre clémente; c’est ma terre, mon pays, mon Haïti. Elle m’a tout donné : ma force, ma chaleur, ma joie de vivre. Toute dépouillée et enchaînée dans ses souffrances, elle me comble avec le peu de charme qui lui reste. Son soleil me donne chaque jour l’énergie nécessaire pour traverser les années et affronter les tribulations de la vie.
Commentaires