Papa, où est mon avocatier ?
Alors que des milliers d’âmes s’apprêtent à faire le tour du Champ de Mars en se bousculant au rythme des assourdissants décibels que vomissent les chars carnavalesques, je prends ma valise, je quitte Port-au-Prince. Je pars à la recherche de silence, à la recherche d’un peu de vent frais. Je m’en vais revoir la terre où je suis né.
Après 5 heures de trajet, deux heures en bus et 3 heures à cheval, je suis enfin arrivé dans la petite localité où j’ai vu le jour. La joie des oncles, tantes, cousins et cousines heureux de me revoir après de longues années. Cela fait six ans que je n’ai pas mis les pieds ici dans ce petit coin perdu derrière les montagnes, à près d’une centaine de kilomètres de la ville de Petit-Goâve.
L’air dépaysé, je tourne en rond, je regarde partout. La zone est étrange. Je ne la reconnais plus. Elle est d’une nudité choquante. A l’entrée de la cour familiale, mon avocatier n’est plus ! Stupéfaction. Rage. Je me précipite vers mon père. Papa, où est mon avocatier ? Il est mort, mon fils me répond-il. Conscient de la douleur que cela provoque en moi, il essaie de me calmer en ajoutant des explications : je n’ai pas abattu ton avocatier. Je n’aurais jamais fait ça. Il est mort tout seul. Il a été piqué pas un insecte et s’est desséché par la suite. Nous l’avons donc utilisé pour faire du charbon de bois.
Je m’affaisse sur une petite chaise qui se trouvait juste à coté. Comme si une partie de moi avait disparu. Comme si j’avais disparu. Nicxon n’était plus là. Oui, Nicxon, c’est ainsi que s’appelait l’avocatier. On portait le même prénom. On était deux bons amis. On a grandi ensemble. Il était témoin de mes premiers pas. J’étais témoin de ses premiers fleurissements. Les souvenirs remontent à grands flots dans ma tête. Je revois ces matins où je le grimpais pour cueillir des avocats. Je me rappelle ces saisons où ses fleurs m’apportaient de l’espoir et ses fruits du bonheur. C’était mon arbre, celui avec lequel on a enterré mon cordon ombilical le jour de ma naissance.
Si tu arrives chez moi, dans cette petite localité appelée Nantyap, tu seras étonné de voir que chaque arbre porte un nom qui correspond au prénom d’une personne qui habite dans les environs. A Nantyap et dans beaucoup d’autres localités avoisinantes, la tradition voulait que le cordon ombilical de chaque nouveau-né soit enterré avec une semence d’arbre. L’enfant et l’arbuste porteront le même prénom. Ils grandiront ensemble. En grandissant, l’enfant apprendra que l’arbre lui appartient et qu’il devra en prendre soin. Il protégera son arbre et empêchera qu’on lui fasse du mal.
Mes deux petites sœurs et mon petit frère, nés dans les années 90, n’ont pas d’arbre qui portent leurs prénoms. Aucun arbre n’a été planté pour marquer leur naissance. Pourquoi ? Peu après ma naissance, mes parents se sont convertis au protestantisme. Leur conversion exigeait d’eux de se détacher de toutes les pratiques ancestrales. On les convainquit que les pratiques de nos grands parents sont du vaudou et que le vaudou est satanique et barbare. À l’instar de tous les riverains qui ont choisi de se donner à l’église à cette époque, mes parents ont tout bonnement arrêté la pratique « une naissance/un arbre ». Ils sont devenus de fervents messagers pour annoncer aux incrédules d’arrêter toutes les pratiques hérités des ancêtres.
Aujourd’hui, à Nantyap, aucune personne âgée d’à peine 20 ans n’entendra parler de « planter un arbre avec le cordon ombilical du nouveau-né ». Plus aucun nouvel arbre n’a été planté à Nantyap. En moins de 30 ans Nantyap est devenu littéralement un désert. Nous nous évaporons au rythme que se perdent les traditions qui nous ont conçus
La disparition de mon avocatier m’a plongé dans de profondes réflexions. Cela m’a d’abord fait penser à la peine qu’a le gouvernement actuel et ses prédécesseurs à mettre en place une politique efficace pour reboiser le pays. Diverses initiatives sont prises. Des fonds sont mobilisés pour engager de grands spécialistes internationaux, pour voyager et prendre conseil auprès d’autres gouvernements. Des forums et des ateliers de travail sont organisés avec des experts étrangers. Mais malheureusement, comme toujours, nos dirigeants ne pensent jamais à chercher chez nous des éléments capables de contribuer à solutionner nos problèmes.
Ressusciter et valoriser la pratique « une naissance/un arbre » des paysans de Nantyap ne sera pas la solution miracle à la problématique du reboisement en Haïti. Cependant, imaginons combien d’arbres auraient été plantés à Nantyap pendant les 20 dernières années si cette pratique n’avait pas été abandonnée. Imaginons, dans un pays où le taux de naissance est parmi les plus hauts du monde, combien d’arbres seraient mis en terre par jour si toutes les familles l’adoptaient. Cette tradition n’avait rien de mauvais. Elle créait tout simplement un lien affectif entre l’homme et son environnement. Elle était l’expression d’une population consciente de l’importance des autres espèces dans l’équilibre de la vie sur terre. Au lieu de valoriser ce qui nous appartient, nous les détruisons pour les remplacer par des formules venant de l’étranger. Nous sommes incapables de prendre conscience de la valeur de nos valeurs. Nous acceptons que rien de bon ne puisse provenir de nous, de notre culture, de nos terres. Nous avons remplacé nos arbres aborigènes par des arbres importés parce que nous trouvons que nos arbres ne sont pas si jolis. Nous avons détruit nos espèces d’élevage pour les remplacer par des espèces importés parce que nous croyons que nos bétails sont trop chétifs. Nous avons rejeté notre culture parce que nous croyons qu’elle est barbare. Si nous ne cessons pas de rejeter ceux qui constituent la quintessence même de ce que nous sommes, nous risquons de ne plus nous reconnaître un jour.
J’ai publié ce texte en août 2014 au journal Le Nouvelliste. Je le partage aujourd’hui avec la communauté de Mondoblog, espérant toucher davantage de personnes sur la problématique du reboisement en Haïti.
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