Qu’ont-ils fait de notre dignité ? *

12 février 2015

Qu’ont-ils fait de notre dignité ? *

Qu'ont-ils fait de notre digniteEn lisant un journal, le weekend passé, j’ai trouvé une annonce pour un poste vacant dans une ONG internationale qui travaille Haïti. Comme je cherche du travail et que j’ai les qualifications requises pour le poste, je me suis décidé à postuler.

Arrivé au local de l’ONG, j’ai trouvé une longue file de personnes qui attendaient debout devant la barrière, sous un soleil ardant, ayant chacune une grande enveloppe jaune à la main. Ils se piétinaient, s’engueulaient, se bousculaient. Leurs visages décharnés, crépis d’un mortier de sueur et de poussière, évoquaient les visages de nos ancêtres sur les négriers. Un peu découragé, je ne voyais pas comment j’allais faire la queue dans cette ligne qui ressemblait à un volcan en éruption, où près d’une trentaine de personnes me précédaient. Je n’avais pas le choix. J’ai absolument besoin d’un emploi. Je me suis résigné. J’ai fait la queue. Le soleil chauffait tellement fort sur ma tête que j’arrivais à peine à respirer. Les voitures qui passaient à toute vitesse nous couvraient de poussière.

Ces scènes d’humiliation se jouent tous les jours devant les locaux des institutions qui recrutent. Qu’ont-ils fait de notre dignité?

On a attendu près d’une heure avant que le gardien, un entre-deux-âges de très grande taille, avec son fusil en bandoulière, le front plissé, ouvre la barrière. Puis, comme un bourreau à des prisonniers que l’on s’apprête à exécuter, il nous fait signe de lui remettre les enveloppes. L’un après l’autre, on s’exécute mais la ligne était interminable parce qu’à chaque instant de nouveaux postulants arrivaient.

De retour chez moi. L’esprit soucieux, je me questionnais sur le sort  qui attend ces CV quand on sait que, tout le monde le sait, d’une part, les gardiens qui ramassent les CV ont très souvent des proches qu’ils cherchent à privilégier. Ainsi, parfois ils n’acheminent pas tous les dossiers reçus au recruteur, pour augmenter la chance de sélection de leur(s) proche(s). Quelle chance mon CV a-t-il donc d’arriver au recruteur? Seuls un heureux hasard et la providence, si cela existe, éviteraient à mon CV d’être dans le lot que ce gardien ne remettra pas à son patron. D’autre part, l’ONG accepte des centaines de CV alors qu’il n’y a qu’un seul poste vacant. Vont-ils se donner la peine d’examiner tous les CV qui leur seront parvenus? En outre, ce n’est pas moi qui l’invente, c’est une réalité ici: beaucoup d’institutions – particulièrement celles du secteur public – ne publient des offres d’emploi que pour donner l’impression d’avoir une politique de recrutement équitable alors qu’en réalité le recrutement se fait parmi les amis ou les membres de familles des grands potentats de l’institution. Et si cette ONG n’est pas différente de ces institutions-là, que puis-je espérer après tous les sacrifices que j’ai faits pour leur apporter mon CV?

Ce sont ces mêmes questions que se posent chacun de ces jeunes, comme moi, en quête d’un mieux être, qui étaient à la queue leu leu comme de vulgaires naïfs devant la barrière de l’ONG. C’est le même sort qu’ils portent tous sur leurs épaules et dans leurs entrailles rongées par la misère et le désespoir. Ce sort suit, dès la naissance, chaque Haïtien dont aucun membre de sa famille n’a une histoire dans l’oligarchie haïtienne. Entre frustration et désespoir, je ne sais pas quoi choisir. Mais les deux sont en ébullition en moi, comme ils le sont, d’ailleurs, en chaque individu qui se voit refuser toute chance d’essayer d’avancer dans la vie.



* J’ai écrit ce texte en été 2010, deux jours après avoir vécu l’enfer en cherchant du travail. Aujourd’hui j’ai un boulot, mais les choses n’ont pas beaucoup bougé en 5 ans. Je viens d’être témoin d’une scène pareille à celle que j’ai vécue en 2010 et décrite dans le texte. Cela m’a interpellé et j’ai décidé de republier le même texte, car les choses n’ont pas vraiment changé pour mes frères. 
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Commentaires

Guy Muyembe
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Bon courage à toi